CHAPITRE XII
LA MENACE soudaine et incompréhensible que représentaient les quatre orbiteurs militarisés avait vidé la surface d’Ast Faurès des promeneurs. Valrin et Xavier étaient presque les seuls à déambuler sous la bulle enveloppant l’arcologie. Chacun interrogeait frénétiquement les téléthèques pour connaître les intentions de la KAY. L’attaque sans préambule d’un habitat sans intérêt économique n’avait pas de précédent.
Les écrans publics transmettaient des vues prises de sondes d’observation de la Porte de Vangk, où quatre traînées lumineuses de cent mille kilomètres de long s’étiraient vers Es Faurèsi. On glosait sur les échauffourées qui avaient eu lieu entre les deux multimondiales au cours des vingt dernières années, sans trouver de motif réel à une déclaration de guerre. Des touristes avaient assailli le spatioport, mais un communiqué de la KAY était arrivé : tout orbiteur tentant de s’échapper par la Porte de Vangk serait poursuivi et abattu. Suite à cette mise en garde, des personnes avaient pris d’assaut le petit comptoir de la KAY qui servait d’ambassade. Mais des policiers, certainement dépêchés par Desiderio, étaient passés avant et avaient embarqué les employés. Ceux-ci étaient à présent gardés dans les locaux de la police, moins pour les faire parler que pour les soustraire à la vindicte populaire en cas d’exactions des forces de la KAY. Ils pourraient aussi servir de monnaie d’échange, le cas échéant.
Valrin et Xavier se promenaient dans les vastes allées entourées de plantes étranges. Une brise tiède soufflait, chargée de senteurs. On leur avait fourni des filtres à s’insérer dans les narines pour éviter les allergies à tous les pollens ; ils étaient censés ne pas gêner la respiration, mais Valrin s’était tout de suite débarrassé du sien, et Xavier n’avait pas été long à l’imiter. De petits oiseaux dépourvus de bec coassaient dans les branches. On aurait pu se croire sur une riche planète de la Couronne si ce n’étaient la courbure anormale de l’horizon et son relief trop accentué.
Ce monde-là n’est pas à notre taille… à moins que ça ne soit l’inverse : les posthumains qu’il faudrait pour habiter ici, ce sont des lilliputiens.
Sans les chaussons à crampons qu’ils avaient dû enfiler, ils auraient pu bondir et toucher le bord du ciel… si l’on négligeait les systèmes qui empêchaient de porter atteinte à l’intégrité de la membrane de confinement atmosphérique.
Des projecteurs suppléaient le soleil déficient, remplacé par le globe fuligineux d’Es Faurèsi qui occupait un bon tiers du ciel incolore. On aurait dit une géante gazeuse que l’on aurait secouée pour en mélanger les bandes nuageuses. Tempêtes et résurgences volcaniques maintenaient l’atmosphère dans un perpétuel chaos multicolore. La mince ceinture d’astéroïdes pointillait l’équateur.
Valrin pointa l’index vers un petit pont en dos d’âne enjambant une rivière sinueuse entre deux grosses touffes d’ajoncs torsadés.
« Par là, il y a un lac.
— Ne devrait-on pas retourner voir Desiderio ? s’inquiéta Xavier. Les vaisseaux de la KAY sont rapides. Ils seront là dans quelques heures. »
Valrin se pencha par-dessus la rambarde en corail du pont et plongea son regard dans le cours d’eau cristalline où nageaient péniblement des batraciens caparaçonnés de coquillages iridescents.
« Desiderio saura où nous trouver quand il voudra nous contacter. Sinon, il ne mériterait pas son titre de confidato. »
Il se remit en marche. Le chemin était bordé de faux rochers en béton expansé. Ils franchirent un bois d’arbres aux plumets chatoyants. Le sol à leurs pieds bourgeonnait de tubercules animés de mouvements de respiration. Plus loin, des cosses roses s’épanouissaient en inflorescences, penchées comme des saules sur de curieuses flaques laiteuses. À un moment, Xavier s’arrêta pour laisser passer ce qu’il prit tout d’abord pour un gros coléoptère, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’un robot jardinier.
Ils suivirent la rivière qui contournait une vallée circonscrite par un cratère aux contreforts élevés ; les sommets arrondis de fleurs aux allures de citrouilles en dépassaient. Par une trouée, Xavier s’aperçut que c’étaient des sortes de chardons dont la tige atteignait quinze mètres, surmontée de globes duveteux d’un jaune sale.
Leurs pas foulaient une terre grasse et noire, presque collante, sans doute étudiée pour ne pas s’éparpiller en microgravité. De la vraie terre, sur un astéroïde ! songea Xavier, gagné par une sensation d’irréalité. La lumière oblique d’un projecteur faisait danser des particules au-dessus du chemin, et il se prit à cette magie, même si elle était factice. Le cours d’eau traversa plusieurs biotopes avant de se jeter en glougloutant dans un lac peu profond – dont la présence était déjà un miracle, à moins d’une décimale de g. Des algues rouge vif veinaient une plage de sable blanc. À leur approche, les éclairs argentés de créatures pisciformes sautèrent hors du sable pour y replonger aussitôt.
Au centre du lac, de grosses fleurs festonnées se perchaient sur des plantes-pilotis formant un îlot ; un groupe de paons-lyres se posa dans le froufrou musical de leurs ailes.
Desiderio surgit d’un bosquet d’arbustes à diaphragmes.
Son visage portait les stigmates du choc qu’il avait reçu lorsque la nouvelle lui était parvenue. Ce qu’avait prédit Valrin s’était réalisé. Il avait alors pressenti que son monde était en train de s’effondrer. Il contemplait à présent les deux hommes d’un œil neuf où se mêlaient respect et aversion. Ainsi qu’une question : Qui êtes-vous donc ?
« Vous voilà, lança Valrin. Votre compagnie s’est-elle finalement réveillée ?
— J’ai reçu l’ordre de vous protéger et de vous exfiltrer par tous les moyens possibles. De plus, le bureau exécutif désire s’entretenir avec vous. »
Il semblait aussi choqué par ce qu’il advenait que par le fait qu’en ces circonstances critiques il n’avait pas accès à toutes les informations. Il les entraîna vers un cratère dont des panneaux interdisaient l’accès au public. La flore, noire et hérissée de poils, paraissait faite d’araignées agglomérées en architectures torturées mais qui n’étaient pas dénuées de beauté. Des rongeurs à la démarche de crabe s’enfuirent à leur approche. Ils marchèrent sur un tapis d’aiguilles grises avant d’arriver à une tour de quatre étages, garnie de baies panoramiques. Deux policiers en gardaient l’entrée. Xavier s’étonna :
« Je croyais qu’il n’y avait aucun édifice à la surface, en dehors des ouvertures d’accès contrôlé ?
— Un privilège pour les hôtes de marque de l’Eborn, dit simplement Desiderio.
— J’en déduis que nous en faisons désormais partie. Comme c’est agréable. »
Les gardes refermèrent la porte derrière eux. Ils pénétrèrent dans un hall blanc dépourvu d’ornement. Au fond se trouvait un ascenseur. Ils s’engouffrèrent dans la cabine d’où s’exhalait un parfum artificiel de feuilles mouillées. Les étages se mirent à défiler.
« Où nous emmenez-vous ? » questionna Xavier.
Le confidato grimaça.
« Dans un endroit où se trouve un terminal sécurisé.
— Les vaisseaux ne contrôlent pas les faisceaux de communication des téléthèques ? s’enquit Xavier.
— Nous avons un réseau d’urgence privé. Il utilise un laser à micro-ondes indétectable. Il est également crypté à l’entrée et à la sortie. »
Il hésita avant de se tourner vers Valrin.
« Lors de notre première rencontre, vous avez annoncé qu’Ast Faurès serait détruit. Est-ce que… vous êtes sûr que cela va arriver ? »
Valrin eut un rire sarcastique.
« Je vous aime bien, Ilon Desiderio. Vous aimez vraiment ce monde, pas vrai ? Oui, cela crève les yeux. On vous a affecté ici, et vous vous y êtes attaché.
— Non, c’est moi qui ai demandé à venir. J’ai importé personnellement l’écosystème de mon monde natal.
— C’est parfait. »
Xavier lui décocha un coup d’œil interrogatif, mais Valrin croisa les bras sur sa poitrine et ne dit plus rien, une expression indéchiffrable sur le visage.
L’ascenseur s’arrêta dans les profondeurs de Faurès. Desiderio les guida à travers un dédale de bureaux impersonnels où régnait une activité fébrile. Des écrans muraux transmettaient des images de l’espace : les quatre orbiteurs militarisés accéléraient toujours. Des nouvelles défilaient en bas. Xavier s’arrêta devant un écran.
« La KAY a enfin donné les raisons de son incursion, lut-il. Selon elle, Ast Faurès abrite deux dangereux terroristes qui ont mené de graves attaques contre ses intérêts sur au moins trois planètes. Une troupe va débarquer et occuper les lieux. L’Eborn doit remettre les terroristes entre ses mains, sinon Ast Faurès sera évacué et dépressurisé. L’Eborn n’a pas encore répondu officiellement. Les vaisseaux d’intervention seront ici demain.
— On dirait que nous sommes devenus des gens importants », gouailla Valrin, et Xavier perçut dans sa voix une excitation malsaine.
Il jubile. Il voit l’ampleur des destructions à venir, et il jubile.
Si le confidato avait remarqué cette lueur, il n’en laissa rien paraître. Ils entrèrent dans une salle de conférence déserte. Il y avait une grande table en fibres de verre à l’ancienne, des chaises à harnais, un percolateur, quelques tasses-oignons en plastique, et c’était tout. Desiderio alla ouvrir un coffre, empoigna la mallette qui s’y trouvait. À l’intérieur, un terminal. Xavier regarda distraitement le confidato sacrifier aux rites de sécurité. Sur l’écran gris du terminal, une infofenêtre de dialogue s’agrandit.
« Ils sont à l’autre bout, dit Desiderio. Vous pouvez taper votre texte sur le clavier ou appuyer sur ce bouton qui déclenchera la transcription de vos paroles. Je vais attendre à côté. Appelez-moi quand vous aurez terminé. »
Dès qu’il eut refermé la porte, Xavier s’effondra sur une chaise et mit sa tête entre ses mains. Un nœud lui tordait l’estomac. Valrin s’assit devant le terminal.
« Ce n’est pas le moment de flancher, dit-il. La partie ne fait que commencer. Par les Vangk, elle s’engage enfin ! »
Son compagnon soupira.
« Pourquoi nous feraient-ils confiance ? Nous avons si peu de cartes en main…
— Il ne s’agit pas de confiance. Nous avons déjà gagné une manche, Xavier : si l’Eborn n’était pas déjà convaincue que nous pouvons leur être utiles, nous serions en cellule, en attendant d’être livrés aux mercenaires de la KAY. »
Cela signifie surtout que ce que nous possédons vaut plus pour l’Eborn qu’Ast Faurès, ajouta Xavier en son for intérieur. Il alla se servir un verre d’eau – c’était tout ce que son nœud à l’estomac l’autorisait à ingurgiter.
« Mais nous ne savons rien au sujet des séquences génétiques étrangères de Jana.
— Exact. Cela dit, nous ne sommes pas obligés de leur faire part de notre ignorance. »
Xavier eut un rire amer.
« Tu espères tromper le bureau exécutif de l’Eborn ?
— Nous avons quelques pièces du puzzle. À nous de les agencer pour leur faire croire que nous avons deviné l’image globale. »
Xavier se mit à malaxer son menton.
« Le terminal crypté m’a donné une idée. Cela ne répond pas à la question de ce que cache le pseudo-ADN, mais cela pourrait éclaircir sa fonction. Prenons comme hypothèse de départ que ces séquences n’ont pas de sens sur le plan génétique. Elles ne transforment pas leur hôte en mutant, cela j’en suis absolument certain. Puisqu’elles ne sont pas des gènes, il pourrait s’agir d’un cryptage biologique. En l’inscrivant dans chacune des cellules de Jana, on dispose de cent mille milliards de copies. Le fait d’utiliser des nucléotides différents du nôtre garantit qu’il ne s’altérera pas, ni n’influencera le génotype du porteur. »
Tout en exprimant sa théorie, Xavier se rendait compte des lacunes et des incohérences qu’elle recelait : un codage au niveau atomique tel qu’il en existait depuis toujours était beaucoup plus sûr sur le plan de la sauvegarde de l’information. De surcroît, les êtres humains perdaient des millions de cellules par jour, susceptibles d’être récupérées et analysées : un message codé ne pouvait rester longtemps secret. Mais il doutait tout autant que le code génétique parasite puisse avoir un quelconque pouvoir mutagène sur son hôte. Il manquait toujours la pièce centrale du puzzle.
Valrin claqua des doigts, faisant sursauter Xavier.
« Tu as sûrement raison. Cela me revient maintenant. Dans un des rapports papiers de Nargess, elle évoquait Jana en parlant de “clé”. Une clé, on emploie bien ce mot pour désigner les chiffres utilisés pour déchiffrer un message codé…
— Il suffirait alors de décomposer les séquences parasites en suite de chiffres basés sur le comptage des bases, réfléchit Xavier à haute voix. Ces chiffres fourniraient la clé d’un algorithme de cryptage. Mais où est le message ? À moins qu’il y ait le message codé lui-même… Oui, c’est presque certain. Une clé de chiffrement n’a pas besoin d’être aussi longue, même si une partie de la clé peut n’être que de la poudre aux yeux. Une clé secrète à… disons mille chiffres codés sur cinq cents bases est virtuellement incassable. Elle a encore moins besoin d’utiliser des éléments exotiques, à moins que leur numéro atomique – ou le nombre de leurs protons ou de leurs isotopes possibles, que sais-je encore – ne détermine le chiffre. Les possibilités seraient astronomiquement grandes, mais ce serait vraiment alambiqué, alors qu’il y a des procédures beaucoup plus simples…
— Bravo ! l’encouragea Valrin. C’est exactement le raisonnement que je me fais. Si l’on payait Admani pour qu’elle tente de percer le code…
— Non, une cryptanalyse est vouée à l’échec. D’ailleurs, il existe des milliers de dialectes dans l’univers, et le message décodé pourrait être une image numérique compressée… Rien d’identifiable par l’examen des récurrences en tout cas. »
Le regard de Xavier se perdit dans l’écran vide.
« Jana est donc une clé cryptographique vivante. Mais qui va sur quelle serrure ?
— Peut-être celle de la Porte noire », dit soudain Valrin.
Xavier cligna des paupières.
« Quelle porte ?
— La Porte noire. Les rapports de Nargess portaient cet intitulé.
— La Porte noire est une légende. Elle n’a aucune réalité sauf pour les Apôtres des Vangk, fit remarquer Xavier.
— Ces mots ont donc une signification cachée. Tant qu’on ne l’aura pas trouvée, on ne saura rien de concret.
— En tout cas, je pense savoir pourquoi la KAY m’a engagé pour fabriquer un clone. »
Valrin fronça les sourcils.
« Dis-le-moi.
— Le processus de duplication a été initié à partir de quelques cellules souches sélectionnées. À plusieurs reprises, mon équipe et moi avons été forcés de quitter le laboratoire sans avoir d’explication malgré mes protestations. Il est possible qu’ils aient inversé quelques bases du pseudo-ADN. Ils savaient qu’ils étaient poursuivis par l’Eborn. Ils ont ainsi produit un clone de Jana inutilisable.
— Une fausse clé, résuma Valrin. Ils n’ont plus qu’à laisser traîner des indices la concernant, alors que l’original reste bien caché. Oui, ça se tient. »
Il souriait largement. Soudain, Xavier lui posa la main sur l’épaule.
« Là, regarde. »
Des lettres s’inscrivaient sur l’écran du terminal.
> Valrin Hass ?
Valrin bascula en reconnaissance vocale.
« C’est moi. »
Ces deux mots s’inscrivirent sur l’écran, sous la première phrase. Le dialogue s’engagea.
> J’en déduis que vous serez mon interlocuteur. L’homme à vos côtés s’appelle Xavier Ekhoud, n’est-ce pas ?
— C’est exact. Au fait, à qui ai-je l’honneur ?
> Appelez-moi Kristoferson. Retrouver la trace de votre ami a été plus facile que pour vous. La vôtre remonte à un certain Léodor Kovall. Mais j’ai du mal à considérer que c’est vous.
— Pourquoi ?
> Au vu de vos récents exploits… Sincèrement, votre profil cadre mal avec celui d’un fonctionnaire de police de troisième zone, au fin fond d’une planète tranquille.
— Vous m’en voyez navré, Kristoferson. Mais, à vrai dire, je me fous de votre avis. »
À son côté, Xavier se mordit les lèvres – qu’ils le veuillent ou non, leur vie dépendait de l’individu qui se trouvait à l’autre bout –, mais Valrin n’en tint pas compte :
« Ce qui importe, c’est l’accord que nous allons passer ensemble.
> Un accord, mais avec qui ? Quels intérêts représentez-vous ?
— Des intérêts personnels. Je ne représente que Xavier et moi-même.
> Ce n’est pas assez.
— Vous devrez vous en contenter. Écoutez, votre secret est éventé. Vous n’avez pas le choix, vous devez traiter avec nous. Il ne vous faut pas seulement le code contenu dans Jana – ou peu importe le nom que vous avez donné à cette femme –, il vous faut aussi l’exclusivité. Sinon à quoi bon ?
> Je crains que vous n’ayez du retard, monsieur Hass. Nous avons enfin récupéré Jana sur Volda, au prix d’une bataille qui nous a coûté trois cents hommes. Nos spécialistes étudient son génotype et, d’ici quelques semaines…
— Ce que vous avez n’est qu’une copie modifiée, coupa Valrin, un leurre produit par mon ami ici présent pour le compte de la KAY. Vous pouvez la jeter à la poubelle, elle est inutilisable. L’original court toujours. »
Le cœur de Xavier avait bondi dans sa poitrine en entendant le nom de Jana prononcé par leur interlocuteur. Il tâcha de ne rien montrer de son trouble – si cela se trouvait, Kristoferson les observait par une caméra dissimulée dans le terminal.
> Vous n’avez aucune preuve à l’appui de cette thèse. Confiez-nous une cellule de l’original, comme vous prétendez l’avoir, et nous la comparerons avec ce que nous possédons.
— Et je me dépouillerais du seul intérêt que j’ai pour vous ? Non, j’ai une meilleure idée : je balance la moitié des séquences numérisées sur les téléthèques, en accès anonyme et gratuit. Ainsi, vous pourrez faire vos tests sans avoir la séquence totale. Tout le monde y trouvera son compte. Qu’en dites-vous ?
> Que vous aimez jouer avec le feu. Je ne sais rien de vos motivations.
— Je veux d’abord que vous nous sortiez d’ici. Ensuite vous localiserez la vraie Jana. Vous me confierez un groupe de vos mercenaires, et j’irai la récupérer pour vous. Ma récompense sera l’élimination du bureau exécutif de la KAY. La récompense de mon ami Xavier sera de rester avec Jana une fois cette affaire réglée.
> Rester avec Jana ? Je ne comprends pas.
Valrin se tourna vers Xavier, qui demeura silencieux : jusqu’à présent, son compagnon menait la discussion et il valait mieux ne pas intervenir.
« Xavier est tombé amoureux d’elle, fit Valrin.
> Ce genre de requête est pour le moins inhabituel. Je ne sais pas pourquoi je dois vous faire confiance, mais… A priori, c’est d’accord. Avant, j’ai besoin de savoir votre niveau d’implication dans le secret.
— Oui, la Porte noire.
> Que savez-vous sur elle ?
Il venait donc de toucher un point sensible. Il y avait bien une vérité dissimulée sous cette appellation.
Mais il ne pouvait éluder plus longtemps son ignorance.
« Là-dessus, soyez rassuré, répondit-il. Nous n’avons pas décodé les informations encryptées dans le génotype étranger de Jana. Mais ce que je vous ai dit reste valable : à tout moment, nous pouvons rendre les séquences publiques sur les téléthèques. Si vous vous avisiez malencontreusement de nous faire disparaître, un programme de ma composition les enverrait aussitôt à toutes les multimondiales existantes, avec un petit résumé de la situation. Je suppose qu’il est préférable que vous ne soyez que deux sur les rangs… Mais ne voyez dans cette mesure de précaution rien d’une menace.
> C’est ainsi que je l’avais compris. Certaines dispositions de notre arrangement restent à préciser. Puisque nous sommes d’accord, discutons-en maintenant.
C’est ce qu’ils firent pendant encore une demi-heure. Xavier découvrit que Valrin était un négociateur redoutable. Il le fallait pour tenir front à un fondé de pouvoir de l’Eborn. En outre, Valrin obtint d’avoir Desiderio comme interlocuteur permanent.
> Pourquoi lui ? questionna Kristoferson.
— Vous vous apprêtez à sacrifier son arcologie. Mais il est du genre à rester loyal. Ce sera un partenaire intéressant.
> Vous êtes un électron libre et vous ne vous en cachez pas, monsieur Hass. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou m’en inquiéter.
— J’aime assez qu’on s’inquiète… Mais vous savez que vous pouvez avoir confiance : nous avons un ennemi commun. C’est assez pour que nous soyons amis.
> À bientôt, monsieur Hass.
Déconnexion.
La fenêtre de texte disparut. Valrin rabattit l’écran et flanqua une bourrade amicale à Xavier.
« Alors, qu’est-ce que je t’avais dit ? On fait une sacrée paire, tous les deux. Si tu n’avais pas découvert que le clone de Jana était un leurre, je n’aurais pas eu d’argument sérieux à faire valoir à Kristoferson.
— C’était moins une, souffla Xavier… Mais tu avais sûrement préparé quelque chose, non ?
— À vrai dire, non. »
Xavier était si estomaqué qu’il ne songea même pas à s’insurger. La tension de la discussion l’avait épuisé, mais il avait l’intuition que les événements à venir ne le laisseraient pas dormir de sitôt. Au moins, la sensation d’angoisse s’était évanouie… Ils rejoignirent Desiderio, occupé à regarder un écran qui transmettait des images de la flottille de la KAY. La résolution était suffisamment fine pour voir les détails de chacun des vaisseaux : ils avaient déployé leur arsenal offensif, essentiellement des batteries de missiles et des lasers à rayons X montés sur des tourelles directionnelles. De quoi stériliser l’arcologie avant de la désintégrer.
Desiderio pivota vers eux, l’air défait.
« Le bureau de l’Eborn a dénoncé l’attaque dont nous sommes victimes et appelle une enquête menée par un pouvoir tiers. La KAY invoque une manœuvre pour vous laisser filer. Elle a averti que deux cuirassés vont apponter tandis que les autres resteront à l’extérieur, prêts à anéantir tout vaisseau qui tentera de s’enfuir. Voilà qui ne va pas faciliter les choses. Mais je vous garantis que vous parviendrez à gagner la Porte de Vangk.
— Il semble que vous deviez nous accompagner, Desiderio, déclara Xavier.
— Pas question. Je veux être là pour sauver Ast Faurès, du moins ce qui pourra l’être.
— Vous n’allez pas tarder à recevoir votre nouvelle affectation, intervint Valrin sans nuance. Ils vont vous démettre de votre fonction actuelle, et vos ordres seront de nous accompagner.
— Je proteste…
— Vous n’avez pas le choix. »
Le confidato fonça jusqu’à un terminal, ouvrit une fenêtre tactile et tapa quelque chose. Ses épaules s’affaissèrent. Puis il fit volte-face.
« C’est vous, n’est-ce pas ? »
Valrin eut un sourire ambigu.
« Maintenant que nous sommes certains de passer du temps ensemble, on peut se tutoyer, tu ne crois pas ? »
Desiderio passa une main sur ses yeux d’un geste las.
« Depuis que vous êtes arrivés ici, ma vie a tourné au cauchemar.
— Allons, rétorqua Valrin d’une voix glacée. C’est la KAY qui attaque Ast Faurès et l’Eborn qui a choisi de le sacrifier. Pas nous. Cela dit, tu n’as pas à te plaindre : tu es mieux placé que quiconque pour savoir que tu n’es qu’un pion. Un pion particulièrement bien payé, mais un pion tout de même. Il ne fallait pas t’attendre à avoir une quelconque importance aux yeux de tes patrons. »
Le confidato – ou plutôt l’ex-confidato – leva brutalement le menton pour répondre. À cette seconde, une alerte retentit.
« Un nouveau message en provenance de la flottille ! » cria un de ses assistants d’un bureau attenant.
Sept mots s’affichaient en lettres noires sur l’écran :
LA BULLE SERA DÉTRUITE DANS 6 HEURES.
« Quoi ? murmura Desiderio, assommé. Ils ne vont pas faire ça, ils ne peuvent pas ! »
Xavier devinait les pensées de cet homme tiraillé entre sa fidélité envers sa compagnie et son amour pour Ast Faurès. Peut-être calculait-il ses chances de s’en sortir s’il livrait les deux hommes qu’on lui avait ordonné de protéger.
« L’Eborn a donné sa réponse nous concernant, fit Valrin comme s’il voulait enfoncer le clou, et voici la réaction. Ce n’est qu’un avertissement.
— Votre compagnie ne peut pas envoyer des vaisseaux pour venir nous chercher ? »
La question de Xavier força Desiderio à se ressaisir. Il se racla la gorge puis déclara d’une voix raffermie :
« Entretenir une flotte de guerre n’a jamais fait partie de la politique de l’Eborn. Notre bureau exécutif préfère passer par l’office de mercenaires, et cela prend du temps. À propos de temps, je dois donner des ordres pour l’évacuation de la surface et le scellement des accès. Il y a tellement longtemps que l’arcologie est atmosphérisée qu’il faudra se préparer à colmater de nombreuses fuites. Ensuite je vous montrerai comment nous échapperons aux cuirassés. »